[Mon père]

Mon vieux, mon vœu pieu, les illusions d’être allé plus haut et plus loin que toi ne sont que des idées miséreuses. J’ai filé plus de miles, entre là et ici, que toi si tu revivais cent fois ta vie. A quoi bon ! Partout où je vais, j’en reviens, et quand je reviens de là, j’en reviens à toi. Mon père, mon vieux, je dois à tes yeux, autrefois inquiétants, qui mettaient de l’ordre en un clignement d’eux, le juste rappel à l’ordre. Je ne t’ai jamais ressemblé. A ta peau blanche, mon épiderme des îles, tu es artisan, je ne suis pas habile. Je dois à tes mains le complexe des miennes ! Elles tapaient bien le métal, le végétal et la peau. Sous chaque communication dépourvue de mots, sous les coups de tout ce qui aurait pu rompre mes os, je n’arrivais pas à te détester. Car même dans les pires des plus jeunes rebellions, je t’ai toujours admiré.

Chut c’est un secret !

Sûr que mon cerveau trop bouillonnant a pourtant hérité de quelques intelligences de la vie et des situations. De quelques filouteries jouissives aussi. Le cerveau, tu n’en avais cure. Du moins je le pensais. Le mien ne s’est jamais déclaré, ça ne t’aurait pas parlé. Être un branleur me procurait plus de confort que de t’envoyer en pleine face que j’étais fort d’autre chose. Alors comme toi dans ton jardin, moi aussi j’ai cultivé. J’y ai planté l’insolence, l’impertinence, la nonchalance. La grand-mère disait que tu étais comme ça plus jeune, j’ai voulu être comme toi. Comme toi. Ton mauvais apprenti était à ton image, celle que je me faisais de toi à ton âge, tu ne pouvais qu’aimer ça! Par le plus grand des malentendus, j’ai laissé les études me poursuivre. J’ai compris que tu en étais ivre.

Un métier, des quotidiens encravatés, puis un autre, encore un autre, où je te laisse encore croire qu’il procure tous les abris, tous les espoirs. Mais l’or que je touche est bien vulgaire, il n’atteindra jamais ton stock de cartouches et d’intelligent flair. Je crois que mon plus beau métier serait de te ressembler. Ça serait lucratif de l’essentiel. Mais je me contente de prendre de toi tes gestes vieillis et moins sûrs et ton sage silence, et tant pis pour ce que tu ne dis pas de ton histoire, de ce que tu ne dis plus de ta science. Je savoure de pouvoir enfin t’embrasser, de voir une fébrilité qui ne s’est pas annoncée.

Qu’il est étrange de s’être construit sur quelque chose qui a finalement changé. On pourrait rêver de liberté mais la forge est déjà passée. Et je crois que nos différences ont bâti une belle cité. Avec toute ma gratitude, ma fierté, j’avoue faiblir quand je te vois lire… moi je demeure con quand il faut enduire.

Voici, mon vieux, tout ce que je ne te dirai pas là. On ne s’est pas connus comme ça.

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